samedi 14 novembre 2009

L'indiscret de Louis Boilly

En vous rendant au musée Cognacq-Jay à Paris vous pourrez découvrir quelques tableaux d'un peintre français assez peu connu, Louis Boilly (1761-1845). Parmi ceux-ci on trouve "L'indiscret" (1795-1800). Boilly présente ici une scène grivoise, où un homme s'introduit dans une chambre où se sont enfermées deux jeunes femmes.

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Qui sont ces deux femmes ? Mabille de Poncheville écrit à ce propos, "si l'on en juge par le carton de modes placé sur une chaise où trainent des rubans roses, ce sont des grisettes". Les grisettes sont de jeunes ouvrières aux mœurs légères, dont Ernest Desprez dresse un portrait dans "Les grisettes à Paris". D'origines modestes, la grisette peine à joindre les deux bouts à la fin du mois, et est aidée financièrement (en schématisant) par un cinquantenaire, "le monsieur" qui est son "ami de raison". "Le jeune homme" est son "ami des dimanches" et il emmène la grisette aux spectacles ou à la campagne le week-end. Son "ami du coeur", enfin, est trop pauvre ou rustaud pour se substituer totalement aux deux premiers amis, et la grisette "ne [le] trompe que par nécessité". Nous voilà fixés pour leur identité sociale.

Quelles relations unient les deux jeunes femmes ? Peut-être une amitié romantique telle que celles décrites par Florence Tamagne :
"Le culte de la sensibilité qui s'épanouit à la fin du 18eme s'exprime bien à travers le développement des amitiés romantiques : ces relations, passionnées mais platoniques offraient aux femmes des classes moyennes et supérieures un dérivatif d'une vie de dépendence et d'ennui. Elles étaient regardées avec bienveillance, car elles s'inscrivaient dans les stéréotypes de l'idéal féminin de sensibilité, fidélité et dévouement".
Florence Tamagne, "Mauvais genre - une histoire des représentations de l'homosexualité"
Les jeunes filles de ces amitiés romantiques ne sont pas au fait des choses de la vie. Elles attendent le mari qui leur sera bien souvent imposé, et qui les défera de leur innocence pour en faire des femmes. Si cette amitié platonique n'est pas à exclure ici, elle est cependant peu probable. L'origine populaire des grisettes, et la présence du jeune homme qui n'est certainement pas un futur mari discréditent cette hypothèse.

Ne seraient-elles pas simplement deux amies, sans sous-entendus sexuels ? C'est possible, mais les apparences sont contre elles. L'une est seins nus, l'autre allongée sur le lit et semble avoir abandonné sa robe sur la chaise. La chaise elle-même devait être placée pour bloquer la porte et gêner son ouverture, le jeune homme ne pouvant que se glisser par l'entrebâillement. Elles se sont enfermées pour des activités qui demandent de se dévêtir et qui ont décoiffé la jeune fille à la robe bleue. La robe négligemment posée en travers de la chaise, la chaussure renversée par terre pourraient indiquer une certaine précipitation, qui joue  en faveur d'une autre hypothèse qui sera la notre : les jeunes femmes sont amantes.

S'il est difficile d'être catégorique quand au caractère saphique de la relation entre les jeunes femmes, il est impossible de rejeter formellement cette éventualité. Mabille de Poncheville indique dans son ouvrage sur Boilly que ce dernier "illustre de si près ces auteurs [de romans libertins] fameux du jour, qu'il est possible de reconnaître plus d'une de leur scènes sur ses tableaux". Par ailleurs Florence Tamagne souligne que "l'anandryne, nouvelle figure de la lesbienne, fait les délices de la littérature libertine" du 18ème siècle. Il n'est donc pas exclu que Boilly se soit inspiré d'un roman libertin décrivant deux lesbiennes surprises par un garçon. Ce pourrait être par exemple M. Nicolas, personnage principal du roman éponyme de Restif de la Bretonne, un de ces auteurs libertins; En effet de Poncheville indique à propos de M. Nicolas : "Et encore est-il « l'indiscret » qui veut entrer à toute force dans la chambre de deux jeunes filles" (je n'ai pas retrouvé le thème de l'indiscret et des anandrynes dans ce roman, si vous avez les références je suis preneur, laissez un commentaire).

Ce tableau met donc en scène selon nous deux tribades (le terme lesbienne ne deviendra commun qu'au 19ème siècle). Cependant en pratique il renforce la norme hétérosexuelle. En effet à l'époque deux espèces de tribades étaient mises en évidence dans les représentations sociales. Ces deux espèces sont décrites par Stéphanie Bee :
"Les vraies tribades pour les contemporains [~fin 18ème siècle] avaient une allure masculine et une voix forte, presque virile. Elles étaient des séductrices actives, en toute puissance. Elles recherchaient des « succubes », c’est-à-dire des jeunes femmes fragiles, féminines, à séduire. Celles-là étaient en quelque sorte des fausses « tribades » : elles se laissaient tromper par la virilité apparente de leur partenaire et se méprenaient sur leurs désirs, mais pouvaient à tout moment retrouver le droit chemin."
Stéphanie Bee, "La Secte des Anandrynes"
Ces deux jeunes filles sont des "succubes", qui vont prestement retrouver le droit chemin grâce à l'intervention providentielle de l'importun et du spectateur. Leur résistance à l'entrée du jeune homme est feinte. Mabille de Poncheville décrit ainsi leur attitude : "un pot à la main l'une s'appuie contre la porte qui laisse entrevoir le garçon; l'autre couchée sur le lit montre le plus malicieux visage et ne se soucie pas de venir en aide à sa compagne". La tentative de la jeune fille debout pour entraver l'ouverture de la porte est bien timide. Sa compagne se love de façon ravissante dans le lit en faisant mine de se cacher le visage avec le drap, mais en réalité ne cache que ses cheveux et laisse voir son visage. Toutes les deux jettent un regard complice au spectateur et lui sourient. Le refus qu'elles opposent à l'entrée du garçon n'est que conventionnel. Elles intégreront probablement dans les instants qui suivent le garçon (et le spectateur masculin qu'elles provoquent du regard ?) à leurs jeux.

Finalement la raison d'être de ces fausses tribades n'est que de manifester un retour à la norme. Nous assimilons ces deux femmes à des lesbiennes par la situation qui nous est donnée avant l'entrée du garçon. Leur comportement par contre n'est pas celui de lesbiennes lorsque le garçon arrive. Ces tribades se transforment alors en soubrettes, prêtes à répondre aux attentes du garçon de la maison. La présence de lesbiennes dans ce tableau de Boilly ne contribue pas à donner au saphisme une meilleure visibilité. Au contraire celui-ci disparait derrière le comportement hétérosexuel des jeunes femmes. Cette peinture est un exemple de négation du saphisme, selon l'argument malheureusement trop répandu qu'une femme n'est lesbienne que tant qu'elle n'a pas été initié par un homme au "vrai" plaisir.


Sources :
Florence Tamagne, "Mauvais genre - Une histoire des représentations de l'homosexualité", Editions de la Martinière, 2001
A. Mabille de Poncheville, "Boilly", Ed. Plon, 1931
Stéphanie Bee, La Secte des Anandrynes, univers-l.com, 2009
Ernest Desprez, "Les Grisettes à Paris" dans "Paris, ou le livre des cent et un", Tome 6, 1832
Biographie de Boilly sur artandpopularculture.com

dimanche 11 octobre 2009

Les couples féminins de François Boucher

Les couples féminins sont utilisés fréquemment par François Boucher dans ses tableaux. Ces couples sont parfois de simples sujets secondaires dans de grandes compositions, comme les naïades dans "l'enlèvement d'Europe" ou dans "Apollon révélant sa divinité à la bergère Issé." Les naïades sont reconnaissables à l'urne qu'elles maintiennent près d'elles et d'où coule un fleuve.
Apollon révélant sa divinité à la bergère Issé (détail).

L'enlèvement d'Europe (détail)

Boucher utilise également des couples féminins pour des scènes plus intimes, dans lesquelles ils forment le sujet principal. Il utilise alors la mythologie pour justifier la représentation des couples féminins, comme avec Diane et Callisto. Callisto est une suivante de Diane et a fait vœu de chasteté. Jupiter, séduit par ses charmes, se déguise sous les traits de Diane avant de se présenter à Callisto. Il l'embrasse, puis ne dévoilant sa vraie nature que lorsqu'elle ne peut plus fuir, lui fait un enfant. Lorsque Diane s'aperçoit quelques moi plus tard lors d'un bain que Callisto est enceinte, elle cherchera à la punir. Jupiter la protègera alors en la transformant en ours. Boucher choisit de représenter dans ses tableaux "Diane et Callisto" ou "Jupiter et Callisto", le moment où Callisto ne s'est pas encore aperçue de la fourberie de Jupiter. Elle s'abandonne dans les bras de celui(celle) qu'elle croit être Diane. Sur ces tableaux seul l'aigle, rappelant la présence de Jupiter, indique que ce couple féminin n'en est pas un.
Jupiter et Callisto 1744

Boucher affectionne particulièrement ce thème et le représente au moins cinq fois pendant 25 ans (1744 Moscou voir au dessus, 1759 Kansas City, 1765 New York, 1769 Birmingham, 1769 Londres Wallace collection). A chaque fois il choisit le même instant du mythe de Callisto, alors que d'autres choisiront de représenter le moment où Jupiter reprends son apparence masculine (Caesar van Everdingen - Jupiter et Callisto 1655), ou lorsque Diane (la véritable déesse) réalise quelques mois plus tard lors d'un bain qu'une de ses suivantes a fauté avec un homme.

Versions successives de Jupiter et Callisto

Néanmoins la mythologie est parfois impuissante à justifier les couples féminins de Boucher. Dans un autre mythe, une jeune fille nommée Erigone tapa dans l'oeil de Dionysos. Ce dernier l'engrossa en se transformant en grappe de raisins. Boucher donne dans Erigone vaincue une jeune partenaire à Erigone, qui ne peut pas être Dionysos lui même représenté sous forme de raisin. Qui est alors la jeune femme aux côtés d'Erigone ? (Si quelqu'un a la réponse je suis preneur). Elle ne semble pas nécessaire à la compréhension de la scène. Jan Mabuse représente deux siècles plus tôt Zeus sous forme de pluie d'or engrossant Danaé (voir plus bas) sans avoir recours à un deuxième personnage. De plus Boucher ne choisit pas le moment le plus connu du mythe d'Erigone pour son tableau. Erigone est plus connue avec son père Icarios pour avoir appris de Dionysos la façon de produire le vin . Lorsque des paysans de l'Attique se croyant empoisonnés après avoir abusé du vin nouveau tueront Icarios, Erigone se suicidera par pendaison. L'utilisation d'un couple féminin ici semble alors à la fois volontaire et gratuite de la part de Boucher. Le mythe est alors un prétexte pour permettre à Boucher de représenter un couple féminin.

Jan Mabuse - Danaé 1527

Erigone vaincue fait parti d'un cycle de quatre tableaux représentant les saisons. Erigone vaincue (1745) est l'automne, Diane au retour de la chasse est l'hiver, les confidences pastorales sont l'été et deux bergères représentent le printemps (1745). Dans ce dernier tableau  peint la même année le prétexte mythologique est abandonné, et le discours pastoral donne l'occasion à Boucher de représenter une fois de plus un couple féminin.

Il est difficile aujourd'hui de ne pas évoquer un érotisme lesbien à la vue de ces tableaux. Pourtant cela ne semble pas avoir marqué l'esprit des spectateurs du 18eme et 19eme siècle. Au temps de la production de ses tableaux, la peinture était destinée à un public d'hommes, même si elle pouvait parfois être commandité par des femmes (la marquise de Pompadour fut un des patrons de Boucher). Selon ce principe Erica Rand affirme que les spectateurs de cette époque ne voyaient pas dans ces couples féminins un érotisme lesbien. Considérant que le sujet désirant était l'homme, deux femmes dessinées enlacées ne forment pas un couple mais deux objets désirables pour l'homme spectateur.



Illustrations :
François Boucher
"Apollon révélant sa divinité à la bergère Issé" 1750 (Musée des beaux-arts à Tours)
"L'enlèvement d'Europe"
"Jupiter et Callisto" ou "Diane et Callisto"

Jan Mabuse
Danaé 1527 (Alte Pinakothek, Munich)




Sources :
Erica Rand "Lesbian sightings, scoping for dykes in Boucher and Cosmo" dans Gay and lesbian studies in art history Par Timothy F. Murphy, Whitney Davis

jeudi 11 juin 2009

Phryné prend la pose

Phryné est une hétaïre grecque du IVème siècle av J.C. Accusée d'impiété, elle est jugée devant l'aréopage. Hypéride, l'orateur qui la défend, et accessoirement un de ses amants, convainc les héliastes de l'innocence de Phryné en arrachant le haut de sa tunique, dévoilant ainsi sa poitrine. Les héliastes virent dans la grande beauté de Phryné le signe d'une protection d'Aphrodite et eurent peur de fâcher cette divinité en mettant à mort une de ses servantes. Ils acquittèrent donc Phryné. Jean-Léon Gérôme représente en 1861 le moment précis où les charmes de Phryné sont dévoilés aux jurés.
Dans le tableau de Gérôme, Hypéride s'est un peu emporté, et au lieu de dévoiler le seul buste de Phryné, il la met totalement à nu. Phryné se protège le visage dans un geste qui révèle une pudeur bien haut placée, et livre encore un peu plus son corps aux yeux des juges qui n'en demandaient pas tant. Ces deux attitudes qui caractérisent si fortement ce tableau sont pourtant en contradiction avec ce que l'on sait de Phryné.

Pour comprendre ces contradictions considérons deux personnages. Il y a d'un côté la prostituée. Elle ne peut pas se refuser à un client ni faire jouer la concurrence. Si deux hommes se disputent ses services, on procède à un tirage au sort et elle n'a pas son mot à dire. Son corps est une marchandise, et elle reçoit une rétribution monétaire en échange de ses services. Son corps fait partie de l'espace public, il est exhibé dans les exhibitions des bordels, ou lors de ses prestations en tant que musicienne ou danseuse. De l'autre côté il y a la courtisane. Elle a un nombre réduit d'amants qu'elle choisit. Ils la couvrent de cadeaux pour s'attacher ses faveurs. Elle n'accepte pas d'argent normalement, mais si elle fait payer ses services elle exige alors des sommes extravagantes. Elle protège son corps des regards, car le fait qu'on ne puisse le voir fait sa valeur (exception étant faites de l'art : ce dernier peut être célébré par l'intermédiaire d'une statue, comme la statue d'Aphrodite de Praxitèle)

Bien sûr il n'existe pas que deux types extrêmes de prostitués et d'hétaïres[2], et toutes les nuances intermédiaires devaient se trouver dans la cité athénienne. Néanmoins on peut dire que Phryné, elle, était une courtisane, et qu'elle n'avait rien d'une prostituée. Les cadeaux somptueux que Phryné exigeait pour être séduite, ses amants illustres (Praxitèle, Pline l'ancien...), et l'économie qu'elle faisait de l'exposition de son corps laissent peu de doutes sur la question. Athénée écrit ainsi :
Il faut bien avouer que la splendeur de Phryné résidait dans ce qu’elle ne montrait pas. C’était impossible de la voir nue, car elle était toujours vêtue d'une tunique qui dissimulait les charmes de son corps ; de plus, elle n'allait jamais aux bains publics.
Athénée de Naucratis : XIII : 59 : les courtisanes : Phryné[1]
Le comportement de la Phryné de Gérôme est donc difficilement compréhensible. Alors que le dévoilement de son corps la déshonore (les femmes mariées et soucieuses de leur réputation ne sortant dans la cité qu'entièrement couvertes d'un épais manteau[2]), elle expose ce dernier bien plus encore par sa pose. Que l'on juge d'ailleurs de la différence entre l'Aphrodite de Cnide qui cachait son sexe de sa main droite (dont Phryné aurait été un modèle), et la pose lascive du personnage peint par Gérôme.

Il faudrait donc jeter la pierre à Gérôme, pour la pudeur haut placée de son personnage, pour l'exagération du geste d'Hypéride également. Mais si ce tableau est si beau, c'est surtout grâce à la pose (novatrice ?) de Phryné. Et je ne résiste pas à cette mise en abime facile : la Phryné de Gérôme rachète la faute de son peintre par sa pose comme la Phrynée historique fut lavé de ses accusations par sa beauté.[3]



[1] Source : http://remacle.org/bloodwolf/textes/courtisane1.htm
[2] Pour tout ce qui concerne la prostitution à Athènes, voir la source suivante : Prostitution et sexualité à Athènes à l’époque classique. Autour des ouvrages de James N. Davidson (Courtesans and Fishcakes. The Consuming Passions of Classical Athens, 1997) et d’Elke Hartmann (Heirat, Hetärentum und Konkubinat im klassischen Athen, 2002). Claudine Leduc et Pauline Schmitt Pantel. Article consultable sur http://clio.revues.org/
[3] Tant que vous y êtes, vous me pardonnerez en même temps le langage christique.

Illustration :
Jean-Léon Gérôme, "Phryné devant l'aréopage" 1861 (Hamburger Kunsthalle)

dimanche 31 mai 2009

"L'homosexualité dans l'art", James Smalls

James Smalls présente dans son ouvrage "l'homosexualité dans l'art" les diverses formes qu'ont pris les amours entre hommes ou entre femmes dans l'art. Ce livre est une réussite dans son éclectisme. Les formes artistiques répertoriées sont nombreuses : tableaux bien sûr, mais aussi sculptures, fresques, vases peints, estampes, gravures... Les époques et régions présentées sont également multiples : la Grèce classique, Rome, Byzance, le moyen-âge européen, la renaissance, le tout en occident. Mais ce n'est pas tout, des œuvres perses, chinoises, japonaises ou encore indiennes sont également présentes.

Smalls ne laisse pas l'idée d'une homosexualité anhistorique s'imposer au lecteur devant ces images, en présentant ce que l'on sait des amours entre hommes ou entre femmes pour chaque époque, leurs traits spécifiques. Il place ainsi judicieusement les images dans leur contexte culturel.

Un reproche doit cependant être adressé à Smalls. Les illustrations servent plus de faire valoir au texte que l'inverse. Les informations que donne Smalls sur ce qui rapporte les œuvres d'art à la culture homo-érotique de l'époque sont renvoyés en fin de livre dans un index à la typographie minuscule. Ce qui devrait faire l'intérêt de ce livre, ce n'est pas de replacer l'homosexualité dans l'histoire, mais de présenter les diverses représentations artistiques homosexuelles qui ont existé. On aurait donc aimé lire une analyse plus détaillé de l'iconographie des vases grecs par exemple, ou une réflexion sur le rôle du genre dans notre perception du caractère homosexuel ou non d'une œuvre d'art des périodes classiques.

http://books.google.fr/books?id=1l2tGQAACAAJ

dimanche 24 mai 2009

Petite typologie de l'homosexualité dans l'art

L'homosexualité dans l'art recouvre sous un même vocable les multiples pratiques de l'amour entre hommes qui ont pu exister à travers les ages. Avant de comprendre une œuvre d'art, il faut alors peut-être se poser la question : pourquoi me parait-elle homosexuelle ? James Small, l'auteur d'un livre intitulé "l'homosexualité dans l'art", illustre cet ouvrage de nombreux tableaux, dont il n'est pas toujours évident de retrouver l'origine homosexuelle. Essayons alors de classer succinctement les différentes raisons pour lesquelles on fait référence à l'homosexualité dans l'art.
  1. Un premier cas évident pour commencer : la représentation met en scène des pratiques sexuelles entre hommes. Difficile de faire plus simple. C'est notamment le cas de vases grecs dont les peintures représentent les différentes modalités des rapports entre hommes.
    Rapport intercrural entre Zéphir et Hyacinthe

  2. Un artiste peut-être connu comme ayant eut des pratiques ou des goûts le rattachant à la forme d'homosexualité de son époque. Il en va ainsi pour le Pérugin, Léonard de Vinci, Boticelli, le Caravage, ou encore Dürer. La naissance de Vénus de Boticelli, sans référence directe à l'homosexualité, est utilisé par Smalls pour illustrer son livre, certainement plus en référence aux pratiques du peintre que pour toute autre raison. De même l'homme de Vitruve de de Vinci apparait dans les pages "Homosexuality (pre-modern)" de wikimedia commons, sans qu'on puisse vraiment relever sur cette images des connotations de pratiques sexuelles autres que celles que l'on projette sur le peintre.
    L'homme de Vitruve

  3. La représentation prête parfois aux personnages des caractéristiques physiques ou vestimentaires qui rapportent les personnages à un type de comportement. La barbe pour l'éraste indique l'homme mûr en Grèce, l'individu qui aura l'initiative dans le rapport pédérastique. Le menton imberbe pour l'éromène, représente ainsi l'homme jeune qui sera courtisé par ses ainés.
    Eraste et éromène

  4. Le genre des personnages est décalé par rapport à l'idéal hétérosexuel d'aujourd'hui ou du temps de la création. Ces considérations doivent cependant être prises avec précaution, puisque les hommes efféminés, s'il sont rattachés dans l'imagerie populaire actuelle aux homosexuels, furent au moyen-âge l'archétype de l'homme à femmes. Le renversement virilité homosociale - efféminés hétéros hier en hétéros virils - homos effeminés aujourd'hui (en simplifiant évidemment) brouille les pistes en terme d'images.
    Autoportrait de Dürer

  5. L'histoire ou les mythes présentent les amours de couples de même sexe. C'est le cas de nombreux mythes grecs : Zeus et Ganymède, Apollon et Hyacinthe, Zéphir et Hyacinthe, Pan et Daphnis, Achille et Patrocle...
    Orphée est présenté comme le premier des pédérastes par Ovide, et Dürer représente au 16ème sa mise à mort par les femmes dont il a repoussé les avances (voir l'article de Tin sur ce sujet).
    Orphée mis à mort par les femmes dont il a repoussé les avances

  6. Des signes et codes indiquent dans le tableau les sous-entendus de l'artiste. Ces codes changent selon les lieux et les époques. Voici quelques exemples à titre indicatif.
    Le coq ou le lièvre dans la peinture et statuaire grecque sont des symboles souvent utilisés. La coutume voulait que l'éraste offre un animal à son éromène.
    Cadeau pédérastique

    Dans la tombe du plongeur, une sépulture grecque découverte près de Paestum en Italie, un des personnages jette le contenu de sa coupe. Ce geste est lié à un jeu de banquet, dans lequel le convive qui parvenait à faire le plus de bruit en jetant le contenu de sa coupe dans un récipient en cuivre et en faisant ainsi vibrer ce dernier, gagnait le droit de choisir le serviteur de son choix pour batifoler.
    Tombe du plongeur
    La pomme et l'aigle sont des symboles employés au 16ème, chez Crispin van den Broeck par exemple.
Vous n'aurez pas été sans remarquer que certains exemples font référence à la pédérastie et non à l'homosexualité. A partir du moment où on cherche à s'intéresser aux rapports en hommes dans l'art, parler d'homosexualité simplifie bien les choses à l'écrit, mais il faut garder à l'esprit que ce terme doit s'adapter aux multiples formes qu'ont revêtu les relations entre hommes à travers les âges. Ainsi parler stricto sensus d'homosexualité dans l'art est impossible. D'où la nécessité d'une certaine flexibilité lexicale pour aborder le sujet à travers différentes cultures, qui froissera certainement les puristes.

Les différents modes présentés ici ne sont pas exclusifs et s'ajoutent joyeusement les uns aux autres, jusqu'à ce qu'on ne puisse plus vraiment les distinguer. Cette petite typologie est évidemment sommaire, la réflexion sur le genre et sa représentation seule pourrait prendre des pages, sans même parler de ses implications sur notre perception des sexualités qui en découlent, ou inversement qui en sont l'origine. Néanmoins elle pose quelques bases pour parvenir à déchiffrer les images homosexuelles.



Illustrations :
Douris, "Zéphir enlevant Hyacinthe et copulant entre ses jambes", v. 490 av. J.-C (Musée des Beaux-arts à Boston)
Leonard de Vinci, "l'homme de Vitruve" 1492 (Venise, Galleria dell' Accademia, photographie Luc Viatour)
Peintre de Cambridge 47, Scène pédérastique : l'éraste (amant) touche le menton et le sexe de l'éromène (aimé). Face A d'une amphore à col attique à figures noires v. 540 av. J.-C. (Staatliche Antikensammlungen à Munich)
Albrecht Dürer, "Autoportrait" 1493 (Musée du Louvre) La reproduction fait partie des 10 000 peintures compilées par le Yorck Project.
Albrecht Dürer, "La mort d'Orphée" 1494 (Kunsthalle, Hamburg).
Douris, Jeune homme jouant avec un lièvre, cadeau pédérastique. Médaillon d'une coupe attique à figures rouges v. 480 av. J.-C. (Musée du Louvre)
Fresque de la tombe du plongeur, scène de banquet v. 475 av. J.-C (Paestum, Italie)

dimanche 26 avril 2009

Saint Sébastien n'est pas le saint patron des homosexuels

Peut-on voir en saint Sébastien le saint patron des homosexuels ? Cela semble bien difficile. Instituer l'homosexuel comme espèce est un procédé récent qui a été décrit par Foucault [1]. La création de saint Sébastien comme figure signifiante de l'homosexualité devrait donc être postérieure au 19ème siècle. Par ailleurs, notre très vénéré souverain pontife Benoit XVI proscrivant les pratiques homosexuelles et rejetant les homosexuels de ses séminaires, je vois mal comment on pourrait imaginer un saint patron protégeant un groupe social rejeté par le Vatican.

Mais qui nous empêcherait de décider qu'avec ou sans l'aval du Vatican saint Sébastien est le saint patron des gays ? Il est vrai que le saint Sébastien du Pérugin semble bien alangui pour un homme mis au supplice. La douleur est absente, le perizonium tombe bas et révèle même les premiers poils pubiens d'un saint glabre par ailleurs. Un article de Polychrome dresse une liste des positions représentées par les peintres italiens de la Renaissance (entre autres) et les connotations qu'elles suggèrent : danseur, éphèbe androgyne, rêveur... Ces peintures permettent de se faire une petite idée des représentations existantes de saint Sébastien à cette époque.

Si ces images nous paraissent chargées d'érotisme aujourd'hui, il y a pourtant un danger à reconnaître en ces saints Sébastien le saint patron des homosexuels. Il me semble que cette utilisation de peintures anciennes véhicule la confusion déjà existante entre androgynie et homosexualité. Elle superpose et confond une problématique de genre avec une problématique de sexualité. En effet ce qui nous est accessible immédiatement aujourd'hui dans les saints Sébastien du 16ème siècle, c'est le caractère souvent androgyne et parfois érotique des figures masculines. Les discours sur les sodomites au 16ème siècle en Italie [2] ne sont pas connus des spectateurs (pour le commun des mortels). Hélas, il est partout écrit et répété aux visiteurs des musées, que les saints Sébastien qu'ils ont devant les yeux sont les saints patrons des gays. La sexualité qui est alors projeté sur ces figures peintes est fausse et entretient un préjugé.

Le danger d'instituer saint Sébastien patron des homosexuels apparait alors clairement : renforcer l'idée préconçue selon laquelle l'homosexualité (moderne) est "un hermaphrodisme de l'âme" (Foucault) en présentant une homosexualité anhistorique et pathologique (comme inversion de la norme de genre) aux visiteurs des musées. Plus largement ces figures androgynes de la renaissance posent des questions sur les relations entre la grâce et le genre. Une figure masculine peut-elle être gracieuse sans qu'on la suspecte immédiatement aujourd'hui d'être androgyne? La grâce est-elle une qualité spécifiquement féminine ? A vous de vous faire votre petite idée sur la question.




[1] Michel Foucault (1976) Histoire la sexualité, 1 : la volonté de savoir
Voici un court extrait de cet opus :
"Cette chasse nouvelle aux sexualités périphériques entraîne une incorporation des perversions et une spécification nouvelle des individus. La sodomie - celle des anciens droits, civil ou canonique - était un type d'actes interdits ; leur auteur n'en était que le sujet juridique. L’homosexuel du 19ème siècle est devenu un personnage : un passé, une histoire et une enfance, un caractère, une forme de vie ; une morphologie aussi, avec une anatomie indiscrète et peut-être une physiologie mystérieuse. Rien de ce qu’il est au total n’échappe à sa sexualité. Partout en lui, elle est présente : sous-jacente à toutes ses conduites parce qu’elle en est le principe insidieux et indéfiniment actif ; inscrite sans pudeur sur son visage et sur son corps parce qu'elle est un secret qui se trahit toujours. Elle lui est consubstantielle, moins comme un péché d’habitude que comme une nature singulière. Il ne faut pas oublier que la catégorie psychologique, psychiatrique, médicale de l’homosexualité s’est constituée du jour où on l’a caractérisée – le fameux article de Westphal en 1870, sur les "sensations sexuelles contraires", peut valoir comme date de naissance - moins par un type de relations sexuelles que par une certaine qualité de la sensibilité sexuelle, une certaine manière d’intervertir en soi-même le masculin et le féminin. L’homosexualité est apparue comme une des figures de la sexualité lorsqu’elle a été rabattue de la pratique de la sodomie sur une sorte d’androgynie intérieure, un hermaphrodisme de l'âme. Le sodomite était un relaps, l'homosexuel est maintenant une espèce."

[2] Voir le mémoire de Maîtrise en histoire de l'art de Karim Ressouni-Demigneux pour une réflexion sur ces discours : "La chair et la flèche. Le regard homosexuel sur saint Sébastien tel qu'il etait representé en Italie autour de 1500"

Illustration :
Le Pérugin, "Saint Sébastien" 1500-1510. (Source, Vittoria Garibaldi: Perugino. Silvana, Milano 2004, ISBN 88-8215-813-6 via Wikimedia commons)

dimanche 19 avril 2009

Les redoutables femmes de Franz von Stuck

Franz von Stuck, peintre bavarois, eut pour élèves Kandinsky et Klee et également une très forte influence sur le courant Sécession munichois. Totalement oublié, ses tableaux seront redécouverts dans les années 1960. Il peint "Le péché" ("Die Sünde") en 1893.

Von Stuck représente fréquemment de redoutables femmes dans ses oeuvres : Salomé qui obtient par ses charmes la tête de Saint Jean-Baptiste, Judith qui décapite de ses propres mains Holopherne après l'avoir séduit, Circé qui transforme quelques compagnons d'Ulysse en pourceaux, et enfin une amazone blessée. On pourrait ajouter à cette liste "Orphée", qui n'est pas une femme mais un homme qui sera déchiré (littéralement) par des ménades, et cette femme anonyme pour laquelle se battent férocement deux hommes, dans "Der Kampf ums Weib". Arrive maintenant cette figure allégorique qui représente le péché. Et naturellement von Stuck choisit une figure féminine [1] pour le symboliser.

Le religieux est très présent dans cette représentation. Le cadre du tableau d'abord : deux colonnes soutiennent un entablement. Le cadre forme un temple dont la figure féminine représentée pourrait être la prêtresse. Ce n'est pas anodin, puisque von Stuck apportait une attention particulière à la fabrication de ses cadres. Ce dernier est doré, et n'est pas sans rappeler à la fois les fonds dorés des mosaïques et fresques moyenâgeuse, même si on peut objecter que cette tendance des fonds dorés est utilisé par le mouvement Sécession sans forcément un caractère religieux. L'utilisation du serpent qui rappelle immédiatement la Genèse, et les nombreuses peintures d'épisodes bibliques que von Stuck a réalisé (Salomé, 1906 - Angel with the Flaming Sword - Crucifixion, 1892 - Judith et Holopherne, 1926 - Lucifer, 1890 - Pieta, 1891) laissent deviner qu'on ne peut retirer la dimension religieuse à ce tableau sans rater d'une bonne partie du message de l'artiste.

A quel péché von Stuck fait-il référence ? Le péché est soit une faute ou une erreur, soit une transgression de la loi divine dans un sens religieux. La gourmandise, la paresse, l'orgueil, l'avarice, l'envie, la colère, et la luxure sont les péchés capitaux dans la religion catholique. C'est de ces péchés capitaux que découlent les autres péchés. Le regard de la figure qui fixe le spectateur, sa chair blanche, le serpent, les longs cheveux (jusqu'en dessous du nombril, qui rattachent iconographiquement cette figure à Sainte Marie-Madeleine, sainte patronne des prostituées), tout semble indiquer que dans cette multiplicité des péchés, von Stuck ne retient ici que le péché de chair.

Qu'est-ce que von Stuck nous montre dans "Die Sünde"? Les deux surfaces claires dans le tableau sont un aplat doré en haut à droite, que je ne sais pas analyser, et les seins et le ventre de la figure féminine. On peut remarquer par contraste que le visage reste dans l'ombre. Le péché est peut-être avant tout corporel. L'esprit (de la tentatrice) n'invite pas au péché, son corps si. Et quelle partie du corps ? On doit en effet se demander pourquoi von Stuck focalise toute son attention sur cette partie du corps féminin, s'étendant du nombril aux seins. Pas de rondeurs des fesses, pas de galbe des cuisses, pas de déhanchement sensible. Le sexe n'est pas visible non plus. On peut s'apercevoir sur d'autres peintures, que von Stuck apprécie la posture particulière de la figure et qu'il utilisera des variations de celle-ci dans plusieurs de ses tableaux.


Extrait de "Der Kampf ums Weib"


"Salomé"

Mais alors pourquoi le ventre ? Le ventre comme centre symbolique de la souffrance pour la naissance, conséquence du péché originel ? Le ventre comme rappel de la condamnation du serpent de la Genèse (ce dernier est maudit et condamné à se déplacer sur son ventre) ? La mise en évidence énorme du ventre, par le ventre même de la figure féminine et par celui suggéré du serpent doit avoir une incidence sur la compréhension du tableau. Mais laquelle ?

Une hypothèse possible est d'envisager le ventre et les seins de la figure allégorique comme un rappel en négatif du caractère reproductif que représente la plastique de la femme. Evidemment ici la figure féminine n'est pas maternelle. Le ventre et les seins de la figure de von Stuck ne sont plus signes de la reproduction, mais signifient uniquement l'érotisme de l'allégorie. Or le 19ème siècle est celui où la sexualité arrive au terme d'un processus de normalisation. Le mot hétérosexuel a fait son apparition pour désigner le comportement sexuel normal. Est normal le sexe qui peut mener à la reproduction, même si celle-ci est évitée. Cette sexualité normative est construite pour lui opposer l'homosexualité, l'onanisme, etc... tous les comportements non reproductifs. Peut-être faut-il partir de là pour comprendre l'importance du ventre dans ce tableau. Ma compréhension de ce tableau est que von Stuck focalise notre regard sur l'absence de reproduction. Il indique ainsi que le péché réside non dans l'activité sexuelle mais dans le caractère non reproductif de celle-ci. Si vous avez une autre idée qui explique l'importance qu'accorde von Stuck à ces ventres, je suis preneur. Laissez moi un commentaire.

Quoiqu'il en soit on notera que notre ami von Stuck a une attirance prononcée pour le stupre et le sinistre (certains diront sublime, c'est une question de point de vue), comme l'indiquent les tableaux suivants :

Salomé, 1906
Sünde, 1893
Sisyphus, 1920
Sensuality, 1891
Crucifixion, 1892
Judith and Holofernes, 1926
Susanna im Bade
Lucifer, 1890
Orpheus, 1891
Der Kampf ums Weib, 1905

C'est sans jugement de valeur de ma part bien entendu, j'aime les deux. Et en particulier la chair mortifère de cette belle allégorie, qui finalement a perdu avec les années beaucoup de son caractère répulsif, et que nous regardons aujourd'hui avec un oeil bien étranger à ces basses questions de reproductions.




[1] J'ai essayé de m'imaginer un homme à sa place... impossible je n'y arrive pas. Pour la musique par exemple on trouve des allégories sous la forme de figure féminine dans la peinture française (Poussin, Le Huet), et masculine dans la culture grecque (avec Orphée). Je n'ai surement pas pensé à tout. Des suggestions de figures masculines représentant allégoriquement le péché de chair ?

Illustrations :
Franz von Stuck, "Die Sünde" 1893 (Neue Pinakothek à Munich).
Franz von Stuck, "Der Kampf ums Weib" 1905 (Ermitage). La reproduction fait partie des 10 000 peintures compilées par le Yorck Project.
Franz von Stuck, "Salome" 1906 (Städtische Galerie à Lenbachhaus). La reproduction fait partie des 10 000 peintures compilées par le Yorck Project.